L'OS DE M0R LAM OU L'INEVITABLE TRAHISON

par R.DORSINVILLE biradors.jpg (15455 octets)

L'os est le plus grand succès comique de scène au Sénégal, la pièce de plus large audience dans les deux langues où elle s'est jouée, où elle se joue parfois simultanément, des répliques ouoloves fusant ici et là en quête d'effets percutants. L'audience populaire s'y tord, oubliant qu'elle est au théâtre, le public bourgeois, qui tend trop à s'en souvenir, y perd bientôt ses garde-fous et retrouve au fond de ses tripes des rires énormes et cascadeurs dont il ne se savait plus porteur. C'est la grosse farce, le Pathelin par Molière à Pinnochio au clown fessant le commissaire.
Or Birago Diop, voulant écrire, sur une " moralité " traditionnelle, une tragédie à l'africaine reste persuadé d'avoir au moins fait un drame où le rire, loin d'être fin, devait être le moyen de poursuites plus profondes, La connivence entre les interprètes et un public de participants a presque imposé une autre pièce, arrêtant l'Os à un niveau primaire, coupé de ses projections ultimes, dévoyé de l'intensité qui est l'essence du drame. C'est pour ramener la pièce dans le. circuit des réflexions souhaitées sur le social que l'auteur vient d'en confier l'édition aux Nouvelles Editions Africaines. Il s'en expliquera aussi dans ses Mémoires, dont le premier volume devrait sortir en 1977.
Cette transformation-transposition qui implique, entre le palier du conçu et le stade final du spectacle, une manipulation inconsciente par d'autres que le créateur, nous a paru mériter d'être évaluée, s'agissant d'un fait de littérature africaine, d'une confrontation de tendance, d'un " cas " critique, d'un signe de vie dans un domaine, le théâtre de meurs et de caractères" où rien dans Dakar, ne semble bouger.

I.- LES CARACTERES DEFINIS PAR L'AUTEUR SUPPORTENT L'INTENTION TRAGIQUE

a) Voici Mor Lam, un villageois tranquille, apparemment lié à tous par une tradition solidaire, soudain impulsé par un tel égoïsme, bloqué dans un tel refus de participation, que, plus que de fléchir et collaborer selon les normes, il entre dans une solitude immobile, linéaire, glacée, se retranchant finalement, en pleine conscience de ses fins, du monde des vivants. Dépouillé des oripeaux de scène, ce dos tourné à l'homme, à l'autre, à l'appel de la vie, à l'amour, ce dos têtu, inflexible, prend dans l'absurde une dimension tragique.

b) De même pierre dure est Moussa Mbaye, l'ami arrive comme par hasard à l'heure " de le soupe ".Un paysan comme les autres ? La tragédie, en prenant forme, étoffera Moussa d'une épaisseur mythologique très nette; celle du mal ou du malin. Un homme tranquille tendu vers une seule fins détruire Mor, son honneur, sa vie, manger sa soupe, hériter sa case, son champ, son lit, l'épouse dedans. Sa seule présence inflexible, va y suffire, sans un mot de trop, l'évènement dévoilant, précisant â mesure , sa vocation de malheur.

c) Tragiques les notables du village, vieux hommes minéralisés, statués prisonnières de temps morts. Avec eux, le drame conçu se dégage du champ limité des caractères, des mœurs, pour mettre en accusation des institutions, un héritage : le passé. Aucune scène, pas même la mort, après tout absurde, de l'époux, n'atteint au tragique de l'imbécile dévolution, par ces vieillards, de la veuve à l'assassin. De ces porte-lumières si visiblement aveugles, de ces sages si visiblement fous, l'autorité de la Tradition ne se relèvera pas. Des vieux à balayer sous les décombres du drame avec quelques autres silhouettes qu'ils rappellent mêmement abusives, tragiques, inanes Silva s'essoufflant dans un cor à tuer l'amour jeune, le maître de Santiago drapant un grands lys blanc dans son manteau de mort.

d) Enfin ( nous l'avons dit) l'épouse et son destin sont au fond de l a tragédie qui ne dit pas son nom. Mieux et plus sûrement encore qu'à l'occasion des mâles de l'espèce, c'est avec Awa, domestique d'époux, pleureuse de cadavre, objet de froide dévolution, que Birago démasque ses batteries contre les abus intolérables de l'ancienne culture. C'est que, si les mâles paraissent tous, à la limite, prisonniers d'un absurde de leur propre facture, Awa souffre uniformément par le fait des autres. Bras tendus en vain pour arrêter l'inexorable : suppliante, supplicié. Et quand elle ne pleure pas, son destin nous semble encore plus pathétique. Pleurer, c'était protester., La voici retournée, silencieuse, au pot au feu, à l'obéissance, à sa place aux pieds de l'ange du malheur.

Tels sont les caractères, et la question devient la suivante :

II.- LES SITUATIONS SOUTIENNENT-ELLES LE TRAGIQUE DES CARACTERES ?

La situation globale est celle d'un village de démunis miraculeusement appelé à partager une vache, et l'anecdote s'amorce au moment où tous attendent que la viande soit là.

Or, la viande au village, c'est la fête, et Birago pourrait bien avoir été battu d'avance, les interprètes entrant dans l'esprit euphorique traditionnellement, commandé par l'objet. La situation n'est pas incapable de supporter un développement tragique mais elle s'altère vite de dispositions au rire léger, et, quand entre en scène, assez tôt, Moussa Mbaye, s'annonçant comme l'invité " inattendu d'un jour de
" viande ", le comique se trouve irrésistiblement posté, le personnage de l'hôte indésirable étant lié à un volet plaisant de la culture, celui des rires en cascades, rites joyeux du coin-du-feu. La volonté tragique de Birago Diop aurait-elle pu réorienter une situation déjà typée ? En approfondissant les caractères, peut-être, et c'est ce qu'il a fait, mais essayer de rendre plus intense le drame, c'était entreprendre d'imposer d'autres méthodes à une tradition où le fouet se relève dans l'instant où il s'applique.

Nous avons vu danser le même apologue du visiteur indésirable dans la bonne humeur d'un ballet Mandé, où les enfants du mort lui chatouillaient les semelles,
pour, s'il se pouvait, le porter à sa trahir. Tout le monde sur scène riait, excepté
le mort et son visiteur encombrant. Au bout du compte, après que l'homme eut été mort
assez longtemps, il se mit sur ses pieds et entreprit de danser fort lestement.

Ce qui importe ici, ce n'est pas l'anecdote, mais le fait que, mises en parallèles, les versions contées et dansées s'arrangent pour nous faire entrer, sous couleur d'un moment dramatique auquel personne ne croit, dans un territoire irrigué de forts courants comiques.

On pourrait aller plus loin, admettre une situation étrangère au folklore, se présentant donc sans charge anticipée de souvenirs, sans pré-dispositions, le résultat serait le même; la culture traditionnelle se refusant à admettre l'inévitabilité tragique de ce qui peut se redresser en corrigeant le fou. Le folklore n'admet pas que Mor meure vraiment; et, tout en nous affirmant la sotte fin de l' égoïste s'arrange pour que nous n'engagions pas nos émotions.

Le tragique reste, comme il se doit, aux mains des dieux Or même considérant Moussa Mbaye comme l'ange du malheur, il est un envoyé, non un démiurge. Il faut que Mor consente à son destin tragique, mais à tout moment on s'attend à ce que l'insensé se dresse sur ses pieds, mettant fin à l'absurde. On ne croit pas à là tragédie dans cette situation donnée, et c'est pourquoi la danse Mandé, même quand le mort semblait bien mort, lui faisait chatouiller les plantes, irrespect impensable envers un mort. C'était un clin d'œil complice, une façon de dire au public : Ne vous en faites pas, ce n'est pas vrai.

Birago ( ou Cissé Dia, ou Anta Kâ ou Cheikh Ndao) auraient fort à faire hors les situations historiques, pour constituer, à partir d'un fait divers un vrai tragique que ne trahisse pas quelque accident " de société " qui le désamorce. L'œil de l'Africain est vif et sa crédulité, quoi que l'on pense, limitée. Au temps du théâtre du Palais, Jean Aubertin jouant Arrabal avec fontaine , se lamentait : ils rient aux moments les plus inattendus..." Je lui disais là santé de ce rire-là, et comment les salles africaines s'esclaffent devant là dernière scène de La Dolce Vita, quand le jeune homme riche pleurer après une nuit de luxueuse débauche ( champagne étreintes et Ferraris) sur la double nudité, à l'aube, de sa ville et de son existences." Non dit le rire des audiences africaines, on ne nous la fait pas, à nous ! " se refusant à participer au désarroi du jeune homme de luxe, " blanc " de surcroît, qui vient de manipuler, en en mesurant sous leurs yeux, tous les symboles d'accomplissement dont rêve l'Africain des villes quand il pense au bonheur. Un rire inattendu, choquant, mais sain, rejette l'imposture de l'attendrissement sur le destin du pauvre-jeune homme-riche et plein de santé.

Quant à Mor, j'entends rire le bon sens paysan ; il n'à qu'à se lever et partager, comme il le doit. S'il ne se lève pas, c'est pour corser là farce. Même porté en terre, il ne convainc pas encore. Il ne l'aura fait que pour épicer la sauce en amenant sur scène Abdou Djambar, l'ange punitif, et son bâton.

III.- LES PROCEDES EMPLOYES POUVAIENT--ILS ORGANISER LE TRAGIQUE ?

Nous ne parlerons pas de ceux oeuvrés par les interprètes, à leurs propres fins ludiques : mimiques, exagération des gestes, intonations suggestives, mais l'auteur lui-même n'est-il pas responsable de certaines effets proprement et irréversiblement comiques ? Des répétitions, et au premier chef, ces questions réitérées de Mor : " Où est l'os ? S'est-il amolli ? Bien amolli ?" On ne résiste pas à cela.

Et pouvait-on résister à là situation finale où l'on voit Moussa Mbaye s'installer dans la maison, " les pantoufles ", l'allure, et les propos du défunt. Certes, la tragédie est dans cette épouse qui se met à trotter pour Moussa comme trottait pour Mor, qui répond : " L'os est là-bas " de la même voix sur le même ton employé naguère avec le défunt, mais il faut, pour apprécier ce tragique avoir pris là distance d'y penser. Ce n'est pas un tragique de scène, évident, c'est le tragique d'une condition concrète à démêler au-delà des apparences. Dans les circonstances de l'instant, un comique de haut éclat, quasiment délirant, jaillit de la triple réplique: " Où est l'os ? L'os est là-bas. Apporte-le, qu'on en finisse !"

Ce qui nous amène à un autre procédé qui est la langue même utilisée par Birago qui avait pour souci de rester fidèle, sans cothurne, à la dictée du folklore . C'est une langue sénégalaise de tous les jours où le français est mâtiné de ouolof.

Or c'est une constante, que les foules urbaines, confrontant au théâtre, au cinéma, leur propre parler utilitaire, réagissent d'abord en s'esclaffant. Le cinéma est en train de vaincre cette tendance, engageant dans le redressement son poids répétitif et les moyens propres à un spectacle mobile et chatoyant, capable de créer aussitôt la diversité qui coiffe ou dévie les réactions primaires. Le théâtre est plus mal servi pour étouffer les réactions spontanées sa vocation, sa raison d'être étant de souligner les mots. L'interprète de Birago naturellement étale le mot en lui faisant un sort.

En conclusion, il n'y a pas lieu de consoler l'auteur mais le féliciter pour l'exemplaire fidélité à la culture traditionnelle qui est la marque propre de son génie. Il est remarquable que, voulant redresser, il n'ait pas entrepris de prêcher, en chrétien ou en scientifique, mais ait choisi, à l'africaine, d'approfondir, sous des apparences ludiques, les caractérisations, les contradictions.

Que dès lors il y ait eu un temps fort, qui est le spectacle, et un temps faible, qui est la leçon, c'était dans l'ordre des choses. Les interprètes et le public se sont emparés du fort et en ont fait un objet de consommation au service d'un besoin populaire évident. Les sociologues s'attarderont sur les caractères pour en tirer les nécessaires moralités.

R.DORSINVILLE 1976