UNE VISION DU MONDE PARTICULIERE

par Jacqueline FALQ

Lorsqu'un étranger me demande quel livre il lui faut lire en premier pour prendre contact avec l'Afrique et tenter de la connaître, je lui réponds sans l'ombre d'une hésitation : les " Contes " de Birago DIOP !

Oui, les Contes de Birago Diop sont une merveilleuse introduction aux réalités africaines s l'auteur est un " initié " qui raconte les mille et une journées vécues tout au long de ses tournées en Afrique de l'Ouest, lorsqu'il était vétérinaire itinérant. Avec l'aisance et le naturel de celui qui possède l'art de la parole, comme si elle était un don du ciel, il raconte avec chaleur ce qu'il a vu et entendu mais aussi ce qu'il a entrevu et deviné de cette réalité qui échappe aux yeux du corps pour ne se dévoiler qu'à ceux de l'esprit.

Il brosse les paysages qui lui sont familiers s marigots gonflés de la saison des pluies, pistes que rend dangereuses la latérite soudain glissante, campements provisoires où l'on s'arrête le temps de reprendre des forces, forêts profondes et savanes dénudées qui abritent les tanières des bêtes et les demeures des hommes.

Les êtres vivants qu'il y rencontre qui sont indifféremment des hommes ou des animaux - ont toujours un sens aigu de l'existence et une façon de s'exprimer toujours en relation avec les circonstances comme si chaque être connaissait, d'instinct la place qui est la sienne dans cet univers visible cerné de toutes parts par le monde invisible des ancêtres et des esprits.

C'est donc une Afrique réelle et non imaginaire que dépeint Birago Diop, en dépit de la fiction du conte, une Afrique paysanne, pastorale, artisanale, vivant au rythme des travaux et des fêtes, marquée à la fois par la lutte qu'il faut sans cesser mener pour entretenir la vie au sein des communautés solidement hiérarchisées et par les caprices ou les exigences des saisons et des génies. Jamais on ne perd de vue la réalité; le monde s'offre à nous sous ses deux faces s son envers et son endroit qu'on ne saurait séparer. Le lièvre, certes, est rusé, mais l'hyène est sotte; voilà formé un couple indissociable tant il est vrai que l'ignorant sera toujours roulé par celui qui sait. Les marabouts sont parfois gourmands et sans scrupules; mais ils peuvent être aussi les seuls capables de résoudre des problèmes particulièrement épineux t la sagesse elle aussi a une hiérarchie qu'il faut savoir respecter. Les femmes sont soi. vent bavardes et indiscrètes, mais elles sont aussi d'une générosité sans limites s ce qui prouve, si cela était nécessaire, qu'on ne saurait se passer d'elles 1 Cette dualité des comportements, ce mélange intime de défaits et de qualités nous rappellent avec force que dans la vie comme dans le conte, il faut savoir regarder, observer, écouter et parfois se taire pour se pénétrer de la sagesse d'autrui comme pour se protéger de ses outrances, avant de courir aux actes irréfléchis et aux jugements sans fondement solide.

Oui, Birago Diop est un véritable initié !

Sa verve, jamais en défaut, légère ou caustique, discrète ou truculente, se nourrit de la sagesse même du terroir africain, des expériences vécues par ceux qui ont disparu mais qui ne sont pas morts. Les fous et les méchants sont le plus souvent ceux qui enfreignent les lois de la société à laquelle ils appartiennent, méritant ainsi un châtiment exemplaire. Les sages, eux, acceptent avec humilité de franchir les étapes qui mènent au royaume du savoir, à travers un voyage semé d'embûches, d'épreuves et de révélations partielles.

C'est le lecteur qui en définitive, est le grand bénéficiaire ! Il prend un véritable plaisir à lire les trois tomes des contes de Birago Diop, il acquiert, sans grande fatigue, les fruits de l'expérience des Anciens, il s'enrichit d'une part supplémentaire d'humanité en retrouvant, s'il le souhaite, la place qui peut devenir la sienne dans un univers proche de la nature où le réel plonge ses racines dans un monde secret que la raison ne connaît guère !
La voix du conteur résonne à nos oreilles désormais ouvertes, s'empare de notre cœur pour nous introduire au royaume des initiés, pour nous faire entendre les vérités les plus saines, celles qui ont fait la force de l'Afrique traditionnelle, et qui demeurent utiles dans l'Afrique d'aujourd'hui.

C'est en parcourant les pistes, c'est en faisant halte dans les villages, c'est en écoutant les conteurs, c'est en regardant vivre les hommes et les bêtes que Birago Diop a trouvé la substance de ses contes, mais c'est en puisant dans sa vaste culture humaniste, en faisant appel à son sens personnel des contacts humains, en maniant une connaissance profonde de la langue française et un humour bien à lui que Birago Diop occupe une place privilégiée dans cette littérature essentiellement africaine par une vision du monde qui lui appartient en propre.